Gentrification: deux visions d’avant-garde au cinéma

Si le terme de gentrification a vu le jour dans les années 1960, le phénomène massif tel que nous l’observons est bien plus récent. L‘aseptisation des quartiers populaires de centre-ville, liée à l’arrivée d’une bourgeoisie-bohème friande de jolis décors, n’a guère plus de vingt ans. Avant cela, une période d’amorce a marqué les années 80 et 90, sans trouver beaucoup d’écho dans le cinéma de l’époque. Au moins deux films ont tout de même abordé le sujet : attention, grand écart artistique.

Pierre Bonnay
4 min readMar 25, 2021

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Pour entrevoir les prémices de la gentrification au cinéma, il faut se tourner vers le super-popu, la mégaproduction hollywoodienne : on pense à Ghost (Jerry Zucker, 1990) dans lequel Patrick Swayze, yuppie* tout en sueur et en muscles, pénètre à coups de masse dans son nouveau logement, un gigantesque entrepôt du Lower Manhattan acheté pour une bouchée de pain… du moins selon ses standards de riche trader. A charge pour sa compagne Demi Moore d’aménager l’espace avec son savoir-faire arty-créatif, en combinant les arrangements modernes aux mises en valeur d’éléments anciens.

Bonjour, nous sommes les années 90

Hormis la composition drôlissime de Whoopi Goldberg (oscarisée pour l’occasion), Ghost se présente comme un nanard assez banal pour son époque, une consternante histoire de gentils, de méchants et de fantômes bienveillants sur fond d’érotisme cheap à base de terre glaise. C’est passer un peu vite sur les vraies qualités du film : une lecture sociale du New York des années 80–90 et surtout un focus sur la culture des yuppies. Symboles de leur époque, ces trentenaires nouveaux-riches s’imaginent anticonformistes au point de réinvestir les centre-villes pourvu qu’ils puissent en changer la nature profonde. Le film est parfaitement emblématique de ce moment précis qui a fait basculer les bas-quartiers de Manhattan de l’utilitaire vers la branchitude friquée. Un jour c’est une ville ouvrière, le lendemain c’est le paradis des galeries d’art, tout cela entre les même murs.

Dix ans plus tard, les yuppies ont disparu mais le mouvement de recomposition urbaine qu’ils ont enclenché s’avère solide et durable. Une galerie du Lower Manhattan accueille d’ailleurs une scène du film Pecker (John Waters, 1999). Avec cette histoire de modeste photographe autodidacte remarqué par une galeriste, Waters dresse un portrait plutôt grinçant de la bourgeoisie arty new-yorkaise. Il la voit sophistiquée— comme l’illustre le caméo lunaire de Cindy Sherman — et plutôt orthodoxe dans ses poses anticonformistes. C’est une caste fascinée par la laideur, l’ironie et le ridicule, qui porte un regard vertical sur les défavorisés. John Waters la confronte au milieu social du photographe, à savoir la white trash de Baltimore, une ville totalement déclassée.

L’anticonformisme, ce super banco

Waters, qui vient de Baltimore, montre un environnement qu’il connaît bien, mais son choix interroge tout de même dans la mesure où il passe sous silence le caractère noir de la ville (les deux tiers de la population sont afro-américains). Le film se cantonne donc à une certaine Amérique blanche, humble et de centre-ville. L’histoire s’épanouit dans un quartier baltimorien légèrement détraqué qui, au fil du récit, compile tout ce qui peut le propulser vers la gentrification : bars gays, notoriété, attraction de populations aisées qui viennent s’encanailler et retrouver une authenticité perdue à Manhattan. Et ensuite ? Logiquement, au XXIe siècle, les loyers ne demanderont qu’à grimper, les épiceries bio et les coffee-shops pousseront comme des champignons, les populations précaires partiront.

Bonjour, nous sommes la hausse des loyers du quartier

Et c’est bien là l’aspect le plus étonnant de Pecker : tout à sa bouffonnerie trash, Waters paraît ne pas discerner l’engrenage dans lequel il place ses personnages baltimoriens et leur cadre de vie. Tout juste se repaît-il de voir des ploucs de province séduire des snobs new-yorkais en mal de sensations fortes. Comme s’il trouvait jouissif que la très incorrecte Baltimore puise dans son mauvais goût de quoi se muer en nouvelle destination à la mode et gay friendly. En dépit de ses très nombreuses qualités, Pecker laisse une impression étrange : Waters n’est peut-être qu’un gentrifieur comme les autres, plus ou moins clairvoyant.

Artistiquement moins ambitieux que John Waters, Jerry Zucker semble bien plus conscient de l’environnement dans lequel il place son film. Waters s’avère plus inconséquent et manifeste un rapport ambivalent avec l’élitisme, ce qui fait de lui une créature particulièrement en phase avec le phénomène de gentrification urbaine.

*Yuppies : Young Urban Professionnals, catégorie qui intègre les cadres dynamiques et autres ambitieux urbains, en particulier les golden boys des compagnies financières. Amateurs de voitures de sport, plutôt masculins et, dans l’imaginaire, porteurs de bretelles sous leur costume.

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Pierre Bonnay

J’écris parfois pour Gonzai, le Courrier d'Europe centrale, Voix de l'Hexagone, ici et là